Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le regard de Claude Samuel
Publicité
Newsletter
Le regard de Claude Samuel
Archives
15 février 2010

L’homme qui dormait dans une armoire

Ce n’est certes pas le Goncourt, mais le Prix des Muses, dont le prochain palmarès sera proclamé à l’auditorium du Musée d’Orsay le 16 mars prochain, témoigne tout de même de l’activité de quelques éditeurs dans le champ musical : une centaine d’ouvrages sont publiés en langue française chaque année, allant de la biographie de Charles Gounod à celle de Claude Nougaro, de la correspondance amoureuse de Maria Callas (mais oui, tendre et explosive) aux « Lettres à Jean Cras » d’Henri Duparc. Ici, de l’anecdote, là des documents historiques ; des « pavés » sur lesquels de savants universitaires ont travaillé pendant quinze ans, et dont la diffusion restera bien naturellement confidentielle - mais, consolation ! – confidentielle longtemps ; et des ouvrages de vulgarisation, parfois même distribués dans les grandes surfaces, pages hâtivement écrites par des « auteurs » qui ont pillé sans vergogne les « pavés » cités précédemment. Membre du jury des Muses en compagnie de quelques collègues et amis, je dois dire que je profite des week-ends neigeux pour lire intensément…

Et ces lectures éclairent parfois mes propres souvenirs. Ainsi en est-il des Mémoires que le compositeur italien Giacinto Scelsi (1905-1988) a confiés à un magnétophone en mars 1973 et que les Editions Actes Sud viennent de publier sous le titre Il Sogno 101. Ce musicien hors norme, coqueluche depuis de nombreuses années d’une certaine avant-garde, entreprend la confidence en établissant la très longue liste des médecins auxquels, à travers le monde, il a confié sa précieuse et délicate santé et qui, mais sans le guérir, lui ont découvert toutes les maladies imaginables.


Souvenir : il y a de nombreuses années, Maurice Le Roux, qui dirigeait à Paris une œuvre nouvelle de Scelsi, m’avait raconté que notre compositeur avait l’habitude de dormir dans une armoire… Je connaissais par coeur les histoires souvent délirantes de Maurice Le Roux, et je faisais la part des choses. Mais le coup de l’armoire m’avait suffisamment amusé pour que je le rapporte dans Paris-Presse, journal de longue date disparu dont j’assurais la critique musicale. Et je découvre dans le livre d’Actes Sud, que Scelsi avait lu ces quelques lignes, qu’il confirmait, et apportait quelques explications, que je vous engage à savourer :


 

« Pour en revenir aux critiques de musique, l’un d’entre eux crut bon de déclarer : M. Scelsi fait ses expériences jusqu’au bout : non seulement il propose une seule note, mais il dort dans une armoire (pour la citation exacte, voir l’ouvrage précité page 151). Voici l’explication : comme je n’avais plus de logement à Paris, j’habitais depuis pas mal d’années à l’hôtel Raphaël. J’avais demandé à un ami de me réserver une chambre exempte de bruit. Cela ne fut pas aisé, car si l’on souhaitait éviter le tintamarre de l’extérieur, il fallait choisir une chambre qui ne donnait pas sur la rue ; là, par contre, on entendait le bourdonnement de la chaudière et du chauffage, le ramdam de la cuisine et mille autres bruits. Or, je ne peux supporter aucun bruit. On me donna donc, au Raphaël, hôtel d’un grand luxe un peu ancien, doté de très grandes chambres, une pièce fort belle, et surtout silencieuse, avec une salle de bains spacieuse, dont je fus très satisfait. Le premier soir, je m’allongeai et, au bout d’un moment, j’entendis un bruit étrange : toc…toc…toc…toc…

«  Bon, me dis-je, quelle est encore cette diablerie ? D’où vient ce bruit ? Des radiateurs ? »

J’y collais mon oreille, mais n’entendis rien. Dehors, dans le couloir, rien non plus, pas plus que dans la salle de bains. J’ouvris alors la fenêtre et je compris : un tuyau me narguait. Je me dis : « Et voilà. Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Je ne peux pas supporter ce toc-toc toute la nuit. Ce n’est pas possible !. »

Désespéré, je ne savais plus que faire. Mais subitement, je m’aperçus qu’il y avait dans la chambre une grande armoire, comme celles que l’on utilisait au début du XXème siècle pour les vêtements longs et larges que portaient les dames. Je l’ouvris et je constatai qu’il y avait assez de place. Je pris donc l’édredon, les oreillers, une couverture, que je disposai dans l’armoire, et me couchai ! Mais, au bout d’un moment, je commençai à manquer d’air et je dus ouvrir la porte de l’armoire…puis la fermer de nouveau pour me protéger du bruit. Mon sommeil fut donc très irrégulier – pendant la dizaine de jours que je passai dans cet hôtel. Quand je rencontrai la femme de chambre de l’étage, dans la chambre ou dans le couloir, je m’aperçus qu’elle me regardait d’un air étrange et je me dis que, bien que les femmes de chambre des hôtels de Paris devaient en voir de toutes les couleurs, celle-ci ne devait avoir jamais vu un homme abandonner un lit luxueux et confortable pour aller se tasser dans une armoire, eh oui, dans une armoire ! Tous les soirs ! Un vice inconnu ? Celui d’un dément ? » Maurice Le Roux avait dit vrai..


Un regret : parmi les nombreux compositeurs que j’ai croisés en diverses occasions, n’avoir jamais connu Scelsi. Devant un micro, il aurait eu tant d’histoires à raconter ! Peut-être même aurait-il fait bonne figure comme « compositeur invité » au Centre Acanthes…  

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité