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Le regard de Claude Samuel
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Le regard de Claude Samuel
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12 avril 2010

Une manière de griller la concurrence…

Aurez-vous envie d’entendre les Vêpres d’un confesseur de Mozart le 24 juin 2011 au Théâtre des Champs-Elysées, sinon, quinze jours auparavant, le Christus de Mendelssohn à la Cité de la Musique ? Vous qui adorez les symphonies de Tchaïkowsky, avez-vous bien coché sur votre agenda la date du 15 juin (toujours 2011) pour ne pas rater la Pathétique à Pleyel ? Et que diriez-vous, dans une quinzaine de mois, d’une soirée à l’Opéra-Bastille pour un Otello de Verdi ? Décidez-vous ! Les séries d’abonnement sont en vente, et les brochures de la prochaine saison s’accumulent sur mon bureau… Telle est la vie de la musique aujourd’hui à Paris, et à New York, et à Londres, et à Berlin. Il y a plusieurs décennies, j’avais observé le phénomène à l’étranger, mais on m’avait dit alors : « Impossible à Paris ; chez nous, les gens se décident au dernier moment ; vous ne changerez pas le tempérament français : foncièrement individualiste.» Apparemment, on nous a changés.

Pourtant, je pose la question : est-ce un bien ? Sans doute, répondront les administrateurs des grandes institutions qui sécurisent à l’avance leur trésorerie et anticipent l’état des locations. Oui, diront aussi les amateurs qui ne veulent pas rater un événement exceptionnel (mais combien par an ?). Quant aux artistes, ils ont un jugement plus nuancé, harcelés par des agents qui leur demandent de figer leur vie deux ou trois ans à l’avance, le temps pour les organisateurs, en tout cas, de monter une saison, de préparer la politique d’abon vetica, sans-serif;"> nements, les brochures, etc., le temps aussi de griller la concurrence grâce à une meilleure anticipation …

 

Richter, la semaine prochaine! 

 On parie, parfois, sur l’état vocal de telle chanteuse à lointaine échéance, et on a des surprises, on annonce aussi des créations mondiales d’œuvres dont l’auteur n’a pas encore écrit la moindre note. Je connais des compositeurs qui refusent le couperet du calendrier, et George Benjamin, pour citer un exemple, est l’un d’eux ; je pourrais également évoquer les cas de conscience d’Henri Dutilleux, souvent si malheureux de ne pouvoir tenir les délais arrêtés. Mais ce qui me paraît non moins regrettable, et j’en ai souffert lorsque j’étais en charge des programmes musicaux de Radio France, c’est la quasi-impossibilité d’accepter une proposition miraculeuse au dernier moment – plus de crédit, plus de salles disponibles…

Richter_1979

 La proposition miraculeuse me parvint un jour, précisément à Radio France, grâce à Sviatoslav Richter, dont l’imprévisibilité était légendaire. Connaissant son goût pour les cadres inspirants, je lui avais proposé de l’emmener, à l’occasion d’un passage à Paris, à la « Salle de l’Ancien Conservatoire » (appellation non officielle de la Salle occupée par le Conservatoire d’art dramatique), la seule salle parisienne de concerts encore existante, où a joué Chopin, où Berlioz a créé la Symphonie fantastique et dont, malgré des travaux assez récents, la fabuleuse acoustique a été préservée. Quelques mois plus tard, un des (rares) familiers français de Richter me téléphone. «Richter me charge de vous dire qu’il aimerait jouer à Paris dans la salle dont vous lui avez parlé, et qu’il n’a pas eu le temps de visiter » - « Pas de problème. Quand souhaite-t-il jouer ? » - « La semaine prochaine ! » C’était Richter, il se trouve que le directeur du Conservatoire était l’un de mes amis, et que France Musique pouvait faire passer l’information sur-le-champ. Richter joua devant une salle comble, et enthousiaste, et je pense que ce fut son dernier récital à Paris.

 

Dans les geôles kafkaïennes

C’est l’histoire d’un Voyageur, invité à visiter un bagne dans une île perdue. C’est l’histoire d’un Officier, exécuteur des basses œuvres à l’aide d’une machine infernale mise au point par son ancien commandant. C’est l’histoire d’un Soldat, condamné, après tortures, à subir la peine capitale pour insubordination. Comme toujours chez Kafka, le condamné ignore ce qu’on lui reproche, et la peine qu’il va subir. Bref, cette Colonie pénitentiaire, nouvelle d’une cinquantaine de pages, renvoie à d’autres récits kafkaïens et, naturellement, au Procès. Certains ont cru bon de présenter le Procès, ou la Colonie pénitentiaire, comme le témoignage de Kafka à l’égard des horreurs commises tout au long du dernier siècle au nom de la justice d’Etat ; et dans le programme qui présente le spectacle dont il va être incessamment question, on n’hésite pas à évoquer Guantanamo, la prison russe de la Boutyrka, la geôle thaïlandaise de Bang Kwan, et même l’univers carcéral de la Santé et des Baumettes. C’est aller un peu vite en besogne. Kafka a écrit la Colonie pénitentiaire en 1919, bien avant les atrocités du siècle passé ; la récupération politique de l’auteur du Procès est tentante, sans doute, mais hors de propos. La véritable problématique kafkaïenne est le sentiment de la culpabilité liée à notre condition d’homme, au-delà des avatars d’un temps historique. Oui, l’oeuvre de Kafka était prophétique, et c’est en ce sens qu’elle occupe tant nos consciences, mais si elle ne relevait que du pamphlet, elle n’aurait pas obsédé depuis près d’un siècle toute notre littérature occidentale.

 

Le niveau zéro de l’invention musicale

Kafka et la musique ? Kafka, source d’inspiration et de sujets d’opéra (de pièces, de films…). C’est un grand classique, qui a écarté le plus souvent l’œuvre littéraire de son sens premier. Quant à cette Colonie pénitentiaire, représentée actuellement jusqu’au 17 avril (sous le titre dans la colonie pénitentiaire) à l’Athénée, elle évite miraculeusement les clichés ordinaires. Respectueux du texte original habilement condensé, sobre dans ses effets (travers dans lequel a sombré jadis le fameux Procès d’Orson Welles), le spectacle, créé au Théâtre contemporain de Seattle en août 2000, bénéficie d’une musique de Philip Glass, lequel, depuis des décennies, ressasse les formules du minimalisme répétitif. C’est le niveau zéro de l’invention musicale, mais puis-je dire que ces formules mécaniques constituent, en fait, un contrepoint idéal au texte kafkaïen ? En effet, plus de ces éclats faussement expressifs, plus de ces atmosphères morbides en apparent accord avec la teneur du sujet ! C’est, en somme, une sorte de « musique d’ameublement », comme pouvait la pratiquer Erik Satie – musique insignifiante, au sens premier de ce mot, décor sonore dont l’objectivité ne contredit certes pas les descriptions kafkaïennes où la force du récit se situe dans le décalage entre la banalité des événements rapportés et l’inexplicable extravagance de leurs conséquences.       

Bref, ce spectacle, qui m’a donné l’heureuse occasion de relire le texte de Kafka, est très habilement réalisé sur un petit plateau auquel je ne reprocherai qu’un éclairage un peu hasardeux. Mais le Quintette à cordes de l’Opéra National de Lyon est parfait, les deux chanteurs (Stephen Owen dans le rôle de l’Officier, Michel Henault dans celui du Voyageur) sont excellents, et la mise en scène de Philippe Forget, qui s’appuie sur le livret (anglais, mais surtitré) de Rudolph Wurlitzer, particulièrement habile. Que de bonnes raisons pour aller au Théâtre de l’Athénée qui, grâce à la magnifique programmation de Patrice Martinet, son directeur, est depuis plusieurs années un lieu (de théâtre et de musique) incontournable. Les kafkaïens n’en sortiront pas trop traumatisés. Les autres attaqueront peut-être une lecture souvent déroutante, mais d’une richesse inépuisable. 

 

Consultez la chronique de Claude Samuel dans la revue Diapason d'avril « Ce jour-là : 30 mars 1973 ».

 

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